Ministry of Culture of the French Republic

03/09/2023 | News release | Distributed by Public on 03/09/2023 10:06

Spécial lecture (2) : « la poésie renvoie à une intériorité

Après avoir été consacrée «grande cause nationale» l'an dernier, la lecture mérite plus que jamais un engagement constant de la part des acteurs culturels. Deuxième volet de notre série : Amira Casar, marraine du Printemps des poètes, revient sur l'importance de la poésie dans son parcours.

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La comédienne Amira Casar, marraine de l'édition 2023 du Printemps des poètes © Richard Gianorio

« Les frontières », thème de la 25e édition du Printemps des poètes ? Sa marraine, la flamboyante comédienne Amira Casar, n'en a que faire : issue et façonnée de géographies multiples - kurde, russe, anglaise, française… - elle refuse dès ses débuts ce qu'elle appelle « l'exotisation » de ses origines.

Iconoclaste, elle passe du cinéma d'auteur le plus pointu à la comédie grand public, sous la houlette de réalisateurs du monde entier - Catherine Breillat, Carlos Saura, les frères Larrieu, Tony Gatlif, Luca Guadagnino… Artiste pluridisciplinaire, elle arpente les plateaux des plus grandes scènes européennes quand elle n'est pas devant les caméras.

Les poètes, a-t-elle dit le 6 mars lors de la présentation de la manifestation par Rima Abdul Malak, ministre de la Culture, ont été les premiers à lui donner ce goût de la transgression et de l'intimité, et avec eux, leurs œuvres, dont elle parle avec ardeur à la veille d'une lecture inédite qui aura lieu le 20 mars à la chapelle des Beaux-Arts de Paris.

Comment, pour reprendre le beau mot d'Hölderlin, essayez-vous « d'habiter poétiquement le monde » ?

J'aime la poésie car elle renvoie à une intériorité. Les mots des poètes viennent réveiller une forme : ils sont un soutien, une consolation à quelque chose qui frémit et qui est dormant à l'intérieur de nous. Je pense évidemment au prince des poètes, Baudelaire, et au choc visuel qu'il a été pour la jeune fille que j'étais. Les poètes réveillent une blessure ou ils viennent la panser, mais ils résonnent toujours en nous, au point que nous avons parfois l'impression que leurs mots nous sont personnellement adressés. Une comparaison dans le domaine des arts plastiques me vient : je pense à cette extraordinaire artiste qu'était Louise Bourgeois. Ses parents étaient tapissiers, elle disait que la tapisserie consistait à réparer, que son art consistait à la fois à réparer et ouvrir une blessure. On en trouve un témoignage éloquent dans sa série sur les vêtements : elle ne pouvait pas se débarrasser des vêtements de sa mère qu'elle conserva parce qu'ils étaient habités, parce qu'ils contenaient des mémoires et des émotions puissantes. Quand je suis sur un tournage, je trouve toujours un grand réconfort à lire de la poésie. Avec un roman, il y a toujours ce risque d'être détourné de son axe de travail par rapport à ce que raconte le film, tandis que si je trouve le bon poème, il n'y a rien de plus puissant, c'est comme de la musique, ça réveille les sens. J'ai de l'appétit pour toute la journée, le poème fait battre mes artères et ce que je dois entreprendre. Il me procure un coup de fouet matinal meilleur que n'importe quelle caféine.

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Rima Abdul Malak présente l'édition 2023 du Printemps des poètes au ministère de la Culture © Denis Allard / Ministère de la Culture

Vous vous ressourcez en somme…

C'est comme un soutien ambulatoire, la poésie met le wagon de mes pensées en mouvement comme dans un train - l'évasion pour moi a toujours à voir avec le train, cela remonte à l'époque de mon enfance, quand je fuguais à Londres voir mes premiers spectacles, pour entrer chez les disquaires ou visiter les musées et me plonger dans les salles obscures toute seule pour voir les films de Derek Jarman et de nombreux cinéastes inspirants. Je pense au poète romantique William Wordsworth. Pour lui, on écrit toujours par nécessité émotionnelle. Je pense aussi à mon amour inconditionnel pour le poète et peintre William Blake, tout particulièrement les œuvres, Songs of innocence et Songs of experience. J'aime sentir le rythme cardiaque de l'auteur.

La poésie me procure un coup de fouet matinal meilleur que n'importe quelle caféine

Les poètes qui vous touchent, qui vous « heurtent » même, dites-vous, sont ceux qui parlent de l'absence. Qu'entendez-vous par là ?

Oui, je pense à Marceline Desbordes-Valmore dans ce poème que j'adore, La voix d'un ami : « Si tu n'as pas perdu cette voix grave et tendre/Qui promenait mon âme au chemin des éclairs/Ou s'écoulait limpide avec les ruisseaux clairs/Eveille un peu ta voix que je voudrais entendre ». Mais aussi à Apollinaire dans les tranchées qui écrit à Lou, il réussit à y mettre de l'humour, il écrit ce qu'il voit, on sent l'urgence, il sait que la mort peut le faucher à tout moment, mais il célèbre la vie rêvée, revisite ses mémoires et idéalise l'instant ; à Robert Browning qui écrit Love among the ruins ; à Henri Michaux dans ces vers de Un royaume : « Dans le royaume immense, incomparable et presque indécouvert encore dont je suis l'irremplaçable roi, je vois chaque jour revenir sur les chemins de la capitale, envahir les faubourgs, la ville, et les palais, une mer toujours alerte et impérieuse »… Je pourrais aussi citer Anna Akhmatova qui écrit sur ce que la guerre est en train de détruire, sur l'être absent, et Ingeborg Bachmann, et Anna De Noailles… Les poètes en vérité ne parlent-ils pas toujours de l'absence ? Quand Baudelaire écrit À une passante, il s'adresse en quelque sorte à une absente rêvée, idéalisée.

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Amira Casar, marraine de l'édition 2023 du Printemps des poètes, pendant la conférence de presse de lancement au ministère de la Culture © Denis Allard / Ministère de la Culture

Vous êtes la marraine d'une édition placée sous le thème des frontières. Comment percevez-vous ce mot de frontières ?

J'ai toujours eu envie de transgresser mes origines et toujours refusé leur « exotisation ». Une survivante de l'holocauste, une femme médecin, survivante de Buchenwald m'a dit un jour : Vous n'êtes pas qu'une provenance, une religion, une chose, un état, un pays, une langue, vous êtes multiple par votre vie et par la somme de votre expérience. Je n'avais aucunement envie de correspondre à ce fantasme orientaliste de la femme allongée qu'on voit dans la peinture du XIXe siècle. Je voulais éclater mon origine. J'ai grandi en Irlande et au Pays de Galles, la moitié de ma famille est russe, mon grand-père était kurde, ma mère a grandi au Japon une partie de son enfance… Je me suis rendue compte que l'on pouvait inventer son histoire grâce à la littérature. Les poètes que j'aime ont eux-mêmes éclaté leurs origines. Je suis à cet égard absolument sans voix face à la cancel culture et ses fantassins obscurantistes binaires, qui voudraient réécrire la culture et l'histoire en faisant fi de tout contexte. Il est impératif et de notre devoir de faire œuvre de nuance et de résistance face à cette « plate-formisation » totalitaire du monde. Venir d'une provenance sûre et certaine, ce n'était pas pour moi, même si je me sens profondément européenne, j'éprouve une grande gratitude envers la France où j'ai intégré le Conservatoire national supérieur d'art dramatique et à l'Europe qui continue à m'employer dans mon domaine artistique. C'est aussi cela être acteur, c'est se penser plus vaste que son origine.

D'ailleurs, vous passez allègrement d'une discipline à l'autre.

J'aime cette idée d'être pluridisciplinaire. Cet été, je vais être la récitante dans Indian Queen que monte Teodor Currentzis, dont la curiosité tentaculaire m'intéresse beaucoup, au festival de Salzbourg. En 2019, j'avais déjà eu ce rôle dans Médée mis en scène par Simon Stone. Ce sera mon deuxième engagement à Salzbourg. J'adore ce travail de récitante. Bientôt, je serai aussi à l'écran dans la série A Small Light sur Disney Plus où j'interprète la mère d'Anne Frank, l'incroyable et courageuse Édith Holländer Frank.

Qu'entendra-t-on lors de la soirée du 20 mars ?

Avec mes co-interprètes, les musiciens Marie-Suzanne de Loye et Rusan Filiztek, la première à la viole de gambe, le second au saz et à l'oud, et ma complice Laure Egoroff, nous sommes en train de peaufiner le programme, mais il y aura Henri Michaux, Mahmoud Darwich, Anna Akhmatova, Robert Browning, Ingeborg Bachmann, Apollinaire, des poètes contemporains bien sûr… mais rien n'est encore figé. Je voudrais aussi lire des extraits de The Waste Land, le long poème magnifique de T. S. Eliot qui fait écho selon moi à Love among the ruins. Il est impossible que T.S. Eliot n'ait pas lu le grand poète romantique qu'est Robert Browning. Il faut dire que j'aime par-dessus tout les poètes romantiques...

Printemps des poètes : une édition placée sous le signe des frontières

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Affiche du Printemps des poètes 2023 par le photographe JR © JR / Printemps des poètes

« Après L'Ardeur, La Beauté, Le Courage, Le Désir, puis L'Éphémère, j'avais en tête un intitulé plus joyeux, dit Sophie Nauleau, la directrice artistique du Printemps des poètes, mais le thème des frontières s'est naturellement imposé en raison de la tragédie qui a lieu en Ukraine ». Frontières « à l'infini pluriel » précise-t-elle pour une édition que le nom de sa marraine, Amira Casar, invite déjà en « terres étrangères », et qui s'annonce une fois de plus passionnante. Parmi les temps forts : Ruines, le récit récital imaginé par Pascal Quignard et Aline Piboule autour de la Fantaisie de Schumann opus 17 au Théâtre national de Nice le 11 mars, Camargue, huitième jour de la semaine, le film hommage à Christian Bobin signé Thomas Rabillon avec la comédienne Marie-Sophie Ferdane et le musicien Garpar Claus (à découvrir sur le site du Printemps des poètes), le quart d'heure de lecture le 10 mars avec Arthur Teboul qui partagera ses « poèmes minutes » à la gare Saint-Lazare et Souleymane Diamanka qui sera en compagnie d'une dizaine de patients adolescents du Centre scolaire Georges Heuyer de la Pitié-Salpêtrière hospitalisés en pédo-psychatrie, Je touche encore aux frontières d'un mot et d'un pays à l'autre… On a hâte !