INRAP - Institut national de recherches archéologiques préventives

07/12/2023 | News release | Distributed by Public on 07/12/2023 05:17

Voyage dans la Gaule romaine avec Jean-Claude Golvin à la station de métro Montparnasse-Bienvenüe

D'où vient votre intérêt pour la romanité ?

Jean-Claude Golvin : Cela remonte à mon enfance en Algérie où j'ai vécu jusqu'au baccalauréat. Mon père était déjà dans l'archéologie du Maghreb médiéval. J'avais visité avec lui un certain nombre de sites qui m'avaient beaucoup intéressé. J'aimais l'histoire et le dessin. J'ai fait ensuite l'école d'architecture à Marseille, mais j'allais aussi à la faculté d'Aix suivre un cours d'histoire et d'archéologie qui correspondait plus à mes intérêts. Quand, quelques années plus tard, j'ai exercé le métier d'architecte, j'ai compris que ce n'était pas le métier dont j'avais rêvé. J'ai participé à des missions archéologiques en Tunisie pour faire des relevés et, de fil en aiguille, en tant qu'architecte-conseiller et coopérant, j'ai collaboré pendant plusieurs années au projet sur le grand amphithéâtre d'El Jem. Puis, je suis entré au CNRS, dans le service d'Architecture antique, appelé aujourd'hui « Institut de recherche sur l'architecture antique » qui m'a destiné à collaborer avec des archéologues sur différents projets, en France comme à l'étranger, et j'ai pu me lancer dans la restitution.

La restitution était-elle reconnue comme scientifique ?

Jean-Claude Golvin : Elle était mal vue. Historiquement, elle commence avec les « Envois de Rome » (1804-1914), les dessins que les architectes lauréats du Prix de Rome réalisaient lors de leur séjour de cinq ans à la Villa Médicis et envoyaient en France. On leur demandait de choisir un monument de Rome, d'en réaliser des relevés et, la dernière année, d'en proposer une « restauration » - le nom de l'époque pour « restitution ». Ils faisaient des très belles images, mais, faute d'archéologues pour les conseiller, ils se concédaient beaucoup de rajouts et c'était un peu du domaine du rêve. C'est seulement vers la fin du XIXe, début XXe siècle, quand Rome devient la capitale d'Italie et que de nombreuses fouilles archéologiques, publications et synthèses sont réalisées, qu'apparaît un Conseil archéologique digne de ce nom. C'est alors que l'on voit naître une collaboration entre architectes et archéologues. Les premières grandes réalisations sont les maquettes de Rome de Paul Bigot (1870-1942), puis d'Italo Gismondi (1887-1974), qui représentent des décennies de travail, mais puisqu'elles émanaient d'architectes, les archéologues les considéraient au départ comme non sérieuses, Il y avait chez eux une tendance à se méfier de l'image, considérée tout au plus comme distrayante, car ils en méconnaissaient les codes et redoutaient un plus grand risque d'erreur par rapport à des hypothèses écrites. Il a fallu du temps pour dépasser ces réticences. Avec l'évolution des médias audiovisuels, de l'informatique, de la 3D, la restitution en images s'avère incontournable aux fins de la communication… Il n'est plus vraiment question de savoir s'il faut faire ou non des images de restitution, mais plutôt de réfléchir sur comment les réaliser, sur les méthodes de collaboration. Toutefois, c'est un sujet qui est resté globalement éludé. Je participerai en novembre prochain à un colloque à Fréjus qui se consacre pour la première fois à la restitution d'un point de vue méthodologique.

Restitution de Paris (Lutetia) au IIe s. apr. J.-C.

© Jean-Claude Golvin/Acte Sud

La restitution est-elle devenue une composante de la démarche scientifique ?

Jean-Claude Golvin : Il a fallu précisément batailler pour montrer que la restitution permet d'aider à la construction d'un modèle théorique. C'est un axe de recherche à part entière. En effet, un modèle théorique est une synthèse de toutes les connaissances à disposition (les indices archéologiques variés, les textes anciens, les exemples parallèles,…), qui permet à la fois de poser les éléments connus et de formuler des hypothèses argumentées pour « combler » tout ce qui est manquant. Comme tout travail, le modèle théorique est évolutif, peut faire l'objet de corrections au fur et à mesure de l'évolution des recherches et des découvertes. Il doit être validé par les chercheurs qui en acceptent les hypothèses. La restitution est donc une discussion. Pour celui qui vous aide à la faire, il s'agit aussi de la première fois qu'il se donne le souci de se représenter la chose dont il parle. Elle s'avère en même temps un moyen de communication très efficace.

Souvent, je ne connais rien du site. C'est en discutant que l'on voit l'image naître. On la voit pour la première fois. Pour Fréjus, par exemple, on a fait trois images successives, une première qui a été contestée par des géomorphologues qui ont montré que la côte n'était pas là où on l'avait mise. On a corrigé. Ensuite les archéologues ont réfléchi à nouveau sur la forme des jetées du port. Il a fallu modifier de nouveau. Ensuite, des fouilles archéologiques dans certains secteurs ont nécessité d'actualiser les vues. À chaque fois, on avance. La première restitution n'est pas indigne par rapport à la dernière, simplement elle a vieilli. A un niveau de détail ultérieur, on peut restituer les activités, les scènes, par exemple une procession funéraire. Sur les trois plans, les formes, les activités, les savoir-faire.

Comment procédez-vous puisque l'image ne peut être complète ?

Jean-Claude Golvin : Prenons le cas d'une ville romaine. On n'en connaît certes qu'une faible partie, mais tout ce qui manque est un vide qui n'est pas vide, comme on dirait dans la pensée chinoise. Je peux ne pas le laisser vide. Si je ne propose rien, je suis dans l'erreur totale, absolue, puisqu'il n'y a rien. Si je fais quelque chose, j'augmente mes chances. J'accepte le risque de me tromper car rien ne sera aussi erroné que le vide. L'honnêteté intellectuelle, c'est d'oser une hypothèse. On ne prétend pas avoir tout résolu mais on s'approche et on affine au fil de l'évolution des connaissances. À Nîmes par exemple, on connait le point de départ et l'orientation des rues depuis l'avenue Jean Jaurès, on connaît la Maison carrée, son emplacement, les portes de la ville. On arrive à restituer ainsi une grande partie du tracé urbain. Sur ces bases, on peut continuer à réfléchir et émettre des hypothèses.

Vous faites donc aussi du remplissage ?

Jean-Claude Golvin : Le remplissage n'est pas automatique. On le fait par exemple pour certains îlots urbains. On en connaît certains, qui servent de référence. On se sert des connaissances que nous avons par ailleurs pour en déduire des règles récurrentes, des principes structurants : les belles maisons sont dans le centre de la ville, dans les quartiers plus périphériques les maisons sont plus petites, il y a de l'artisanat, des ateliers, l'arrivée du castellum, de l'aqueduc, les thermes, etc. On peut ainsi proposer une formule générale et théorique de représentation du tissu urbain.

Prenons le Paris de Haussmann. Avec une dizaine d'immeubles haussmanniens on peut écrire les règles de l'architecture d'Haussmann. Ce n'est pas une moulinette, ce sont des principes. Il faut que l'arbre ait ses feuilles, parce que sinon, il ne ressemble à rien. De même la ville une fois bien remplie nous donne une idée bien meilleure, bien plus proche de la réalité, que si l'on n'en donne pas une restitution, à condition de bien travailler, bien sûr. Quand on écrit, on peut éluder.

Toutes les villes romaines sont-elles donc restituables ?

Jean-Claude Golvin : Non. Si je n'ai pas le forum, je ne peux rien faire. Il me faut les signes majeurs, comme dans un portrait-robot, les bords du visage, la forme du nez, de la bouche, des yeux. Pour la ville antique, il faut avoir une idée de la topographie, du paysage, du contour - indiqué par une enceinte ou par la position des nécropoles-, de la forme, des dimensions. Le nez, la gorge et les oreilles, ce sont les grands édifices publics qui prennent place sur ce plan de la ville, dont la position et la forme varient d'une ville à l'autre. Un amphithéâtre a une certaine forme. Un forum a généralement deux places, un grand temple, une area sacrée, une place publique et puis, au bout, la basilique. Parfois la basilique est au milieu ou plus rarement sur le côté. Si l'on ne sait pas, il faut s'aligner sur le cas dominant, sur la logique du choix préférentiel : je suis obligé sur le plan logique de faire le choix qui a le plus de chance d'être le bon. Si je prends un cas rare ou inédit, j'invente. Je dois pronostiquer le cas dominant et c'est aux archéologues de me dire, quand ils fouillent, si je me suis trompé. On ne peut pas inventer. C'est la limite. Je privilégie ce qui a le plus de chance d'être vrai jusqu'à nouvel ordre.

L'Antiquité vous paraît-elle uniforme ?

Jean-Claude Golvin : Elle n'est pas uniforme sur l'ensemble du monde romain. Il faut déjà, bien sûr, séparer l'Empire romain d'Occident de l'Empire romain d'Orient. En Gaule, les temples de tradition celtique construits à l'époque romaine ou fana ne ressemblent pas du tout à la Maison carrée ou aux temples de Rome. Ont perduré en Gaule des schémas architecturaux qui étaient préexistants, même s'ils ont été romanisés. Exemple : la tour de Vésone, le grand temple de Périgueux, est un fanum traité à la romaine de façon grandiose, alors qu'il était en bois à l'origine, avec une galerie autour, comme on en voit de nombreux exemples en Gaule du nord.

Dans la vie quotidienne, les gens vivaient de façon traditionnelle. Ils avaient été romanisés au sens où on leur imposait une structure de société avec le culte impérial qui permettait à la machine de fonctionner, mais sinon, il n'y avait pas une unité ou une uniformité extraordinaire. À Bliesbruck en Moselle, l'archéologie a révélé des maisons massives, avec des caves habitées qui n'ont rien à voir avec les maisons méditerranéennes. La Narbonnaise est certainement, elle, de tradition gréco-romaine, avec toutefois des variantes.

Quel temps consacrez-vous en moyenne à un dessin ?

Jean-Claude Golvin : L'exécution du dessin est rapide, de la feuille blanche à la feuille terminée, cela peut prendre d'une semaine à 10 jours, mais la durée de l'étude préliminaire est, elle, très variable. Plus l'époque est proche, plus le travail est long. Pour les villes de l'Antiquité en général (à l'exception de Rome pour laquelle on a une masse de documents écrits anciens sur ses monuments disparus), on dispose d'un nombre très limité d'informations et la durée de l'étude est donc raisonnable ; le tissu urbain est rempli de façon symbolique. Mais au Moyen-Âge, voire à la période moderne, le temps de l'étude devient terriblement long, car chaque bâtiment est bien documenté, donc très long à représenter. Mes vues modernes de Bordeaux ont été très longues à réaliser, car j'avais une énorme masse de documents à prendre en compte.

Restitution de Lyon (Lugdunum) au IIe s. apr. J.-C.

© Jean-Claude Golvin/Acte Sud

N'est-ce pas également le cas de Nîmes ?

Jean-Claude Golvin : La grande collaboration que nous avons menée pendant plusieurs années avec la ville de Nîmes a été une expérience intéressante car, à l'occasion de l'ouverture du musée de la Romanité, il fallait oser proposer une restitution de l'ensemble de la ville romaine. Au musée, la vue est projetée sur une carte muette et explique l'évolution de l'urbanisation de Nîmes. Pour la réaliser, nous avons utilisé les résultats des grandes fouilles qui ont été menées par les archéologues de l'Inrap sur l'avenue Jean Jaurès et sur divers monuments.

Le morceau de bravoure a été l'amphithéâtre, mon sujet de thèse d'État. On sait par Vitruve comment était formé un architecte, on connaît ses outils et ses méthodes, mais on n'a jamais étudié la construction d'un amphithéâtre, faute d'informations suffisantes. Or, les archéologues de l'Inrap, qui étudient depuis longtemps l'amphithéâtre de Nîmes, profitant des campagnes de restauration, ont réussi à comprendre dans quel ordre les blocs ont été posés, et par conséquent, quand le chantier a démarré, d'où il a démarré et où il s'est terminé. Ensemble, nous avons tout restitué, depuis le plan jusqu'à la réalisation sur le terrain. Les archéologues étaient très précis et cadraient la réflexion : quelle forme a une grue, un engin ou un échafaudage antique, où les placer et les déplacer au fur et à mesure de l'évolution du chantier ? C'est un exercice très difficile car il faut tout comprendre. Il a fallu beaucoup d'échanges pour proposer quelque chose de vraisemblable, de réalisable pour l'époque.

Vos dessins sont présentés sur une fresque de 138 m de long dans le couloir de la station Montparnasse-Bienvenüe ? Que pensez-vous de ce dispositif ?

Jean-Claude Golvin : La fresque qui est présentée dans le tunnel du métro Montparnasse, propose une sélection de villes antiques dans lesquelles l'Inrap a conduit des fouilles, et qui ont fait l'objet de mon côté de longues études de restitution. Les images des villes donnent tout de suite un contexte géographique aux lieux de fouilles, et une impression d'immersion, étant présentées à une échelle monumentale : mes dessins de ville mesurent en général de 1 m sur 70 cm ou de 75 cm par 50, ils vont se trouver dans le tunnel agrandis cinq fois ou plus. L'archéologie se trouvera ainsi sous les yeux d'un très grand nombre de personnes, le très grand public, les voyageurs pressés.

On cherche surtout à les sensibiliser, leur faire éprouver un intérêt pour le patrimoine et pour la recherche archéologique, les interroger. On n'a pas le temps de les capter longtemps, juste de les exposer à des images très fortes, semer la curiosité, étonner et déclencher des intérêts. Il y a beaucoup faire, du point de vue de la diffusion de la culture scientifique et technique, notamment auprès des plus jeunes publics.

« Voyage en Gaule antique » : l'archéologie dans le métro à Montparnasse-Bienvenüe.