WTO - World Trade Organization

03/28/2023 | Press release | Distributed by Public on 03/28/2023 11:39

Réflexions sur le commerce mondial, par Jean-Marie Paugam, Directeur général adjoint

En 1994, l'accord de l'Organisation Mondiale du Commerce (l'OMC) sur l'agriculture fixait le cap d'une libéralisation et d'une organisation équitable du système mondial d'échanges agricoles. La question de la sécurité alimentaire y était "notée" en tant que simple "préoccupation non-commerciale". En dépit de ce statut juridiquement périphérique, la sécurité alimentaire semble devenue politiquement centrale dans la dynamique de ces négociations agricoles.

Il s'agit en effet du seul sujet agricole ayant fait l'objet d'engagements nouveaux des membres de l'organisation lors de la 12ème Conférence ministérielle de l'OMC de 2022 (CM12), notamment pour proscrire les restrictions aux exportations susceptibles d'entraver l'action du Programme Alimentaire Mondial. Au moment où les négociations reprennent en vue de la 13ème Conférence ministérielle de l'OMC prévue début 2024 (CM13), la Directrice Générale de l'OMC n'a-t-elle pas invité les membres à envisager la négociation agricole à travers les "lunettes de la sécurité alimentaire" ?

Comment s'explique la montée en puissance de cet enjeu ?

Les causes immédiates en sont à rechercher dans les récents bouleversements du contexte des échanges agricoles mondiaux. Catastrophes climatiques, pandémie du COVID, guerre et chocs économique successifs ont ébranlé la confiance dans la sécurité des circuits d'approvisionnement mondiaux et ravivé dans de nombreux pays les préoccupations de « souveraineté » alimentaire. Non sans raison : ces évènements ont réduit à néant une décennie de progrès dans la lutte contre la malnutrition, faisant basculer plus de 10 pour cent de la population du globe dans une situation d'insécurité alimentaire : 800 millions d'hommes, de femmes et d'enfants souffrant de faim, 345 millions souffrant de malnutrition aigüe, et 45 millions menacés de famine.

Le nombre et la prévalence des personnes souffrant de la faim dans le monde, 2000-2021

Source: Food and Agriculture Organization of the United Nations (FAO), International Fund for Agricultural Development (IFAD), United Nations Children's Fund (UNICEF), World Food Programme (WFP) and World Health Organization (WHO) (2022), The State of Food Security and Nutrition in the World 2022: Repurposing Food and Agricultural Policies to Make Healthy Diets More Affordable, Rome: FAO.
Note: Estimates for 2021 are shown by dotted lines and are based on Food Insecurity Experience Scale data from 2014 to 2019. Shaded areas show the lower and upper bounds of the estimated range.

Ces causes externes ont été exacerbées à l'OMC par le retard pris par les négociations agricoles, en particulier en ce qui concerne l'encadrement des droits à subventions agricoles issus du cycle d'Uruguay Round ou le traitement spécifique de la question du coton, si cruciale pour les pays dits du C4 (Benin, Burkina, Faso, Mali et Tchad). Si la réduction progressive des soutiens ayant des effets de distorsion des échanges ("boîte orange", calculée en tant que "mesure globale de soutien") demeure l'objectif partagé des membres de l'OMC, nombreux sont les pays en développement qui souhaitent pouvoir bénéficier d'une capacité à intervenir pour réguler les marchés, en particulier via des dispositifs d'achat ou de stockage public à des fins de sécurité alimentaire à des prix fixés par le gouvernement.

A la demande de l'Inde et d'un groupe de pays en développement, la question a fait irruption à l'ordre du jour des négociations lors de la conférence ministérielle de l'OMC à Bali (en 2013). Elle a trouvé une solution temporaire, sous forme de clause de paix protégeant ces programmes de stockage public sous certaines conditions, le temps de s'accorder sur une solution pérenne. Mais les négociations ont pour l'instant échoué à mettre au point cette solution permanente.

La combinaison de ces causes a fait renaître un débat, aussi ancien que profond, sur la relation entre libéralisation commerciale et sécurité alimentaire : si le commerce international et la production domestique sont nécessaires pour garantir cette dernière, comme les ministres l'ont réaffirmé à Genève en 2022 lors de la CM12, faut-il mettre l'accent sur le soutien à la production nationale ou sur l'ouverture et la diversification des échanges ? Qu'il s'agisse de subventions ou d'accès au marché, tout l'enjeu de la négociation agricole consiste à rechercher le bon point d'équilibre entre ces deux visions antagonistes. De la conférence de Buenos Aires (2017) à celle de Genève (2022), ce point d'équilibre n'a pas encore été identifié.

Que peut faire l'OMC dans les mois qui viennent ?

D'abord continuer à combattre la crise alimentaire actuelle. Le rôle du commerce agricole y est fondamental, parce que certaines régions sont mieux dotées et structurellement exportatrices de nourriture (par exemple, l'Amérique Latine exporte 60 pour cent de sa production en moyenne) alors que d'autres qui le sont moins, sont structurellement importatrices (par exemple, l'Afrique du Nord, l'Afrique subsaharienne et plusieurs pays d'Asie du Sud importent en moyenne à 30 pour cent, et plus, de leur nourriture) et parce que l'Ukraine et la Russie, aujourd'hui en guerre, jouent un rôle systémique dans ces échanges : la seule Ukraine représente plus de 10 pour cent des exportations mondiales de blé, 15 pour cent des exportations de maïs et 50 pour cent des exportations d'huile de tournesol.

Le rôle de l'OMC est d'assurer transparence et ouverture des marchés agricoles face à la tentation de chaque pays de conserver sa production pour soi. Les restrictions aux exportations sont admises, en temps de crise, par les accords de l'OMC. Mais si tous les pays y recourent simultanément, le commerce s'interrompt et la crise s'aggrave pour chacun. Il y a donc un intérêt collectif à coopérer.

Le Secrétariat de l'OMC assure une surveillance des mesures commerciales prises par ses membres : cette transparence contribue à lutter contre les spéculations à la hausse des prix. Les membres de l'OMC se sont engagés à la retenue en matière de mesures commerciales restrictives pour conserver autant que possible les marchés ouverts face à la crise. Ils s'y sont globalement tenus : le nombre de restrictions aux exportations, qui était monté très rapidement au début de la guerre entre la Russie et l'Ukraine, a ensuite décru pour se stabiliser aux environs de 60. Ce niveau reste sans doute trop élevé, mais au moins n'y a-t-il pas eu de mouvement de panique : la situation est demeurée globalement sous contrôle. En même temps, les membres ont adopté presque autant de mesure de libéralisation de leurs importations alimentaires contribuant à fluidifier le fonctionnement des marchés.

La CM12 a également vu le lancement d'un programme de travail sur la sécurité alimentaire des pays les moins avancés (PMA) et des pays importateurs nets de denrées alimentaires.

Enfin l'organisation a joué son rôle dans toutes les enceintes contribuant à lutter contre la crise: aux côtés de la Banque Mondiale, de l'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture (la FAO), du Programme Alimentaire Mondiale et du Fonds Monétaire International (FMI), avec lesquels une coordination étroite a été maintenue au niveau des leaders; et dans le groupe de réponse à la crise alimentaire animé par le Secrétaire Général des Nations-Unies, lequel a œuvré avec la Türkiye à la conclusion d'un accord essentiel avec la Russie et l'Ukraine pour faciliter l'exportation de céréales et d'autres denrées alimentaires depuis les ports ukrainiens (Initiative céréalière de la mer Noire), conjointement à un mémorandum sur les exportations de produits alimentaires et engrais russes.

Le développement commercial du secteur du coton continue de faire l'objet d'une mobilisation spécifique en soutien au pays du C4. L'OMC et la FAO ont présenté des recommandations conjointes aux dirigeants du G20 pour prévenir le risque de pénurie d'engrais. L'OMC, la Banque Mondiale et la FAO rapporteront ensemble au G20 sur la sécurité alimentaire, à l'occasion des prochaines réunions de printemps du Groupe de la Banque Mondiale et du FMI.

Durant cette première phase de lutte contre la crise, la coopération internationale et la résilience des marchés internationaux ont porté leurs fruits : l'indice global du prix des produits alimentaires de la FAO a baissé de 20 pour cent depuis le pic enregistré en mars 2022.

Indice des prix alimentaires de la FAO, 1963-2023

Source : FAO

Quelle a été la contribution propre de l'OMC à cette tendance ? Il est difficile de le dire en l'absence de scénario contrefactuel. Mais des simulations réalisées au sein du Secrétariat de l'OMC indiquent qu'en cas de prolifération des mesures de restrictions à l'exportation, les prix du blé auraient pu s'accroître de plus de 85 pour cent dans certaines régions à bas revenu (alors que la hausse réelle s'est limitée à 17 pour cent). Malgré cela, les prix internationaux maintiennent des niveaux élevés et l'inflation alimentaire est encore trop forte dans de nombreux pays. L'effort de coopération décidé à la CM12 doit se poursuivre. La prochaine réunion ministérielle de l'OMC sera l'occasion d'en faire le bilan et d'en décider de nouvelles orientations.

Au-delà de la crise actuelle ? Il faut d'urgence reprendre les négociations agricoles enlisées depuis plusieurs années sur leurs thèmes traditionnels (soutien interne, stockage public à des fins de sécurité alimentaire, accès aux marchés, etc.), afin de promouvoir les réformes en profondeur qui viendront renforcer le système d'échange agricole mondial et contribuer à la sécurité alimentaire.

Or, après plusieurs échecs, nombreux sont ceux qui affichent leur scepticisme quant aux perspectives de ces négociations.

L'OMC avait pourtant réussi, en 2015, à en terminer avec les subventions aux exportations agricoles. Avancée difficile mais majeure, s'il en est, pour la sécurité alimentaire : je me souviens de mes années de négociateur commercial débutant, où les poulets congelés exportés par les pays développés inondaient les marchés en Afrique à des prix inférieurs à ceux des poulets produits localement ! Il s'agit désormais de s'attaquer aux distorsions engendrées par les subventions internes ("domestiques"), les barrières tarifaires et non-tarifaires. Tout indique qu'il ne sera pas possible d'y parvenir sans poser un regard nouveau sur la vieille "préoccupation non-commerciale" de la sécurité alimentaire, par ailleurs aggravée par les nouveaux défis du changement climatique, qui devra inclure une solution à la question des programmes de stockage publics à des fins de sécurité alimentaire.

Le Président du comité des négociations agricoles, l'Ambassadeur Acarsoy de Türkiye, a décidé d'organiser une série de rencontres sur ces thèmes. L'engagement de discussions, techniques et dépassionnées, nourries par les données et analyses économiques des grands partenaires de l'OMC spécialisés en la matière (la FAO, l'Institut international de recherche sur les politiques alimentaires (IFPRI), la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (CNUCED), le Conseil International des Céréales, l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE)) apparaît comme une première étape indispensable pour insuffler un nouvel état d'esprit et commencer un cheminement constructif vers la 13ème Conférence ministérielle de l'OMC. Tel est l'enjeu de la semaine agricole qui s'ouvre, consacrée à la sécurité alimentaire.