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09/16/2022 | Press release | Distributed by Public on 09/17/2022 00:05

Deux erreurs dans le système

Département fédéral de l'intérieur

Berne, 16.09.2022 - Texte du conseiller fédéral Alain Berset, paru dans le quotidien Le Temps du 17 septembre 2022, en hommage à Alain Tanner et Jean-Luc Godard.

Paul Klee disait du génie qu'il était «l'erreur dans le système».

Les disparitions rapprochées d'Alain Tanner et de Jean-Luc Godard nous font prendre conscience qu'avant de l'être dans la mort, ils s'étaient déjà rejoints dans la vie. Plus encore que l'amour du cinéma, une opposition quasi-génétique au système, aux idées reçues et à l'ordre établi les unissait. Ils ont été des révolutionnaires, des forts-en-gueule et des poètes pas toujours bien compris par leurs contemporains. Si bien que l'on peut légitimement se demander si, quelque part, ils n'ont pas été des génies.

Flash-back.

1. Les révolutionnaires

On ne refera pas toute l'histoire. Mais il n'est pas inutile de préciser à toutes celles et ceux qui n'ont pas lu Le Temps depuis une semaine qu'Alain Tanner a été à l'origine d'une révolution artistique à la fin des années 1960, avec la création du Groupe 5 qui a initié ce qu'il fut convenu d'appeler la Nouvelle vague du cinéma suisse, dans les embruns de celle apparue plus tôt en France.

Avec, justement, Jean-Luc Godard et son gang de plumitifs des Cahiers du cinéma. S'il avait déjà commencé à réinventer le cinéma en le boxant avec Jean-Paul Belmondo, puis en le caressant avec Brigitte Bardot, ce n'est réellement qu'à partir de 1980 et Sauve qui peut (la vie) que Jean-Luc Godard peut être considéré comme un cinéaste helvète à part entière venu enrichir notre patrimoine culturel.

Pour Alain Tanner et ses comparses, restés en Suisse, il s'agissait de libérer notre cinéma de ses carcans traditionnels. Pour ne pas dire folkloriques si l'on revoit certains films dans lesquels la montagne était à la fois le décor et le scénario et les chèvres jouaient les seconds rôles.

Charles mort ou vif, léopardisé en 1969, et La salamandre, odyssée féministe applaudie à Cannes en 1971, ont réveillé et exporté notre cinéma. La Salamandre réunit en un an 200'000 spectateurs dans la petite salle de cinéma d'art et d'essai du Quartier latin qui le projetait en exclusivité. Des milliers de kilomètres à l'ouest de Paris, le New York Times l'estima «merveilleux. Une œuvre forte et pleine d'esprit».

Les thèmes abordés étaient dans l'air du temps, susceptibles de transcender les velléités libertaires de l'après-mai 68. Dans Charles mort ou vif, récit d'une crise existentielle urbaine, le directeur d'une entreprise d'horlogerie abandonne son poste et sa famille et part vivre avec un couple de beatniks. Quand on sait que l'interprète en était François Simon, le fils du grand Michel, l'incarnation sacrée du premier cinéma suisse des années 20 (La vocation d'André Carel), on peut considérer que ce film a marqué une transition, un renouveau symbolique de notre cinéma. Une victoire des Modernes sur les Anciens et la prise du pouvoir d'une nouvelle génération plus encline à prendre des risques, à s'ériger contre la trinité travail-patrie-famille pour se lancer dans l'avenir. Ce n'est donc pas un hasard si le personnage s'appelait Charles Dé.

Le souffle de la liberté étant de nature, dans ces années-là, à soulever les jupes, Alain Tanner est aussi le premier de nos cinéastes, et c'est là une autre révolution, à aborder le nu à l'écran avec une décontraction qui aurait fait rougir la fiancée du Fusilier Wipf, ainsi probablement que lui-même et tous ses camarades de chambrée. Messidor - révolutionnaire jusque dans son titre -, Une flamme dans mon cœur ou encore Le Journal de Lady M. ont parachevé cette quête de l'intime jusqu'alors peu narrée sur nos écrans.

Dans Sauve qui peut (la vie), peinture glaçante du couple moderne entrecoupée de tableaux burlesques du monde de la prostitution, thème qu'il a souvent abordé, Jean-Luc Godard poursuivait cette quête libératrice. Mais son sens inné de la contradiction le poussait à ménager un peu la frange conservatrice de son public en filmant une partie de hornuss disputée par de bons Suisses.

2. Les forts-en-gueule

Cette frange conservatrice, Jean-Luc Godard la perdra à la sortie de Passion et plus encore lors de l'énorme scandale causé par Je vous salue Marie, relecture personnelle des évangiles dont l'affiche prouvait la rotondité du ventre des femmes. L'Eglise voulut faire interdire le film, le Pape Jean-Paul II déclarant - avant ou après l'avoir vu, on ne le saura jamais - qu'il «blessait les sentiments des croyants» et des salles de cinéma furent incendiées.

Toujours prêts à provoquer et assumer le débat, on se demande si Alain Tanner et Jean-Luc Godard n'ont pas été plus grands que leurs œuvres. Le premier fut un contestataire parlant haut et fort, un infatigable promoteur du cinéma suisse, militant pour sa professionnalisation et l'avènement d'une législation manquant encore dans ce domaine. Il était prompt à critiquer notre pays: les «bureaucrates obtus qui feront toujours chier» (La Salamandre - une des raisons qui lui fera arrêter le cinéma était d'ailleurs de ne plus avoir à aller serrer la main «des cons» à Berne); l'ennemi capitaliste, à pourfendre déjà à l'école en éduquant nos petits (Jonas qui aura 25 ans en l'an 2000); les gendarmes, abattus par une jeunesse au ban du système (Messidor).

Sa stature imposante, sa gouaille souvent drôle de Genevois fumeur et sa bouille de bon vivant ont fait de lui un personnage à part entière, une figure hors-norme du 7e art en Suisse, qui pensait le cinéma comme «un acte politique». A l'instar de Freddy Buache, à qui il finira étrangement par ressembler.

Si Alain Tanner se situait au-delà des normes, que dire du provocateur Jean-Luc Godard, sinon qu'il naviguait carrément hors du cadre. Icône mondiale, machine à débiter de l'aphorisme («les Européens ont le cinéma dans la tête, les Américains ont le cinéma dans le sang»; «je remercie tous les professionnels de la profession… ainsi que la standardiste de chez Gaumont»; «aujourd'hui,les festivals de cinéma sont comme des congrès de dentistes»), concepteur d'objets filmiques délirants, tout était en place pour façonner le mythe JLG. Mythe qu'il fallut paradoxalement entretenir en disparaissant progressivement. En se cachant d'abord, tel Woody Allen, derrière la timidité de façade du porteur de lunettes. Puis, tel Groucho Marx, derrière la fumée des cigares. En devenant enfin cet Esprit de Rolle adulé de loin qui choisit de se volatiliser juste avant le mot «Fin».

Ce long chemin vers la transcendance ne l'a pas empêché de se comporter en garnement. En «faquin», pour reprendre un terme qu'il imputa à Quentin Tarentino, coupable de lui avoir emprunté, sans le rémunérer, le titre de son film Bande à part pour sa société de production. Ceci alors que lui-même feignait à l'époque d'ignorer que Bande à part était tiré d'un livre.

Je me souviens de l'hallucinant court-métrage de «remerciements» qu'il avait monté en 2015 lorsque nous lui avions remis le Prix suisse du cinéma. Court-métrage évoquant L'Histoire du soldat de Ramuz et à la fin duquel il titubait puis s'écroulait, gisant sur son tapis. Il semblait nous en vouloir d'avoir tardé à le récompenser si près de la tombe et laissait entendre qu'il aurait été plus intelligent de remettre une partie de la somme «aux chiens perdus sans collier», «aux chats rejetés» et «aux oiseaux blessés».

3. Les poètes

Alain Tanner et Jean-Luc Godard ont été des poètes, non seulement de l'image, mais aussi du langage: «Si l'on faisait marcher toutes les montres à l'envers, le monde irait à l'endroit» (Dans la ville blanche); «Je t'aime totalement, tendrement, tragiquement» (Le Mépris). L'amour de la littérature était présent dans leur œuvre, omniprésent dans celle, éparse et fragmentée, de Jean-Luc Godard.

J'ai eu la chance de me rendre chez lui. Il m'a fait voir une de ses étagères, remplie de livres, m'expliquant qu'il s'agissait du scénario de son prochain film. Fasciné mais perplexe, un peu intimidé, je fis mine de comprendre, me raccrochant à l'idée que j'avais en face de moi un artiste exceptionnel dont les propos ne pouvaient être interprétés par le premier venu. Et surtout pas par un représentant du système, membre de ce «Conseil fédéral légiférant au nom d'une Confédération!» également blâmé dans ses «remerciements» de 2015… Quelques années plus tard, j'assistai à la projection du Livre d'images à Cannes et c'est alors que je ressentis, au-delà de toute analyse intellectuelle, qu'était là, devant moi montrée sur l'écran, la somme filmée de toutes les idées contenues dans les ouvrages de sa bibliothèque. Des idées allégrement empruntées, en kleptomane qu'il avait été dans sa jeunesse et qu'il ne cessa jamais d'être lorsque son addiction aux pensées d'autrui le saisissait.

Les critiques n'ont pas toujours été tendres envers les cinéastes hors-norme et les filmeurs hors-cadre. La presse de droite avait un jour dit de Jean-Luc Godard qu'il était «un esprit lent, paresseux, confus et brumeux» tandis que la presse de gauche l'avait traité de «poète de café». Et les films sensuels d'Alain Tanner ont été mal reçus par la presse du centre.

C'est le propre des génies: n'être compris que des générations futures. Comme celle de la troupe des jeunes comédiens de Paul s'en va, le dernier film d'Alain Tanner, devenu à son tour un Ancien passant la main aux Modernes.

A propos de transmission, je garde avec émotion ce SMS poétique reçu de Jean-Luc Godard. Il m'avait écrit une lettre de sa belle écriture manuscrite, puis l'avait photographiée avec un portable pour me l'envoyer en pièce jointe. On peut voir dans ce geste simple et presque évident un pont artistique entre le passé et l'avenir. Là où se situe précisément l'héritage de ces deux magnifiques erreurs dans le système qui se seront alliées, l'une pour construire UN cinéma, l'autre pour déconstruire LE cinéma.

De telles erreurs, tout système se devrait de les considérer et de les chérir.

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