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05/05/2021 | Press release | Distributed by Public on 05/05/2021 05:05

Art-Lab Talks #7 - Danser, une force libératrice dans les camps de réfugiés

En Afrique, des chorégraphes créent des ateliers pour aider les réfugiés à retrouver espoir et dignité par l'expression corporelle.

La danse comme outil de médiation sociale et culturelle dans des camps de réfugiés en Afrique subsaharienne : telle est l'idée sur laquelle repose le programme Refugees on the Move (ROM), qui a débuté en 2011 au Tchad. Lancé par le fonds de dotation African Artists for Development (AAD-fund) en partenariat avec le Haut-Commissariat des Nations Unies aux réfugiés (HCR), ce programme poursuit plusieurs objectifs : contribuer à restaurer l'estime de soi des réfugiés, réduire la violence au sein des camps, créer des liens avec les populations locales par la danse et l'expression corporelle et réaliser collaborativement une création contemporaine originale.

Le pouvoir transformateur de la danse, le chorégraphe tchadien Taïgué Ahmed en connaît très bien les contours. Élevé dans un Tchad déchiré par la guerre et enrôlé de force à 22 ans par l'armée, il a été initié à la danse dès l'adolescence et reconnaît qu'elle lui a permis de canaliser la violence qui a marqué son histoire. Devenu danseur et chorégraphe professionnel, il a raconté comment la danse permet aux victimes de guerre de retrouver l'estime d'elles-mêmes dans son premier solo, intitulé Crache mon histoire, alors qu'il était en formation au Centre national de la danse, à Paris, en 2009. C'est à cette occasion que l'équipe d'AAD-fund l'a découvert et a été séduite par sa démarche.

« J'ai toujours cru au pouvoir de la danse pour exprimer un traumatisme », souligne Taïgué Ahmed, précisant que « même s'il ne comprend pas, le public écoute et le danseur se libère, évacuant ses douleurs et traumatismes par le mouvement ». Kelly T. Clements, Haut-Commissaire adjointe des Nations Unies pour les réfugiés, l'a dit elle-même au cours de l'événement Art Stands with Refugees en 2018, à Bâle (Suisse) : « L'art offre aux réfugiés un moyen de communiquer aux autres l'impensable, l'insupportable. Il leur permet de convertir leur drame et leurs pertes en mots, en couleurs ou en mouvements - afin que leur détresse ne les submerge pas et ne détruise pas ce qui est encore vivant en eux ».


© Teddy Mazina

Dès 2005, quand le Tchad accueillait 12 camps de réfugiés, Taïgué Ahmed s'est demandé « pourquoi ne pas aller réveiller le corps de ceux qui ont vécu la guerre ». C'est comme ça qu'est née l'idée du projet de danse dans les camps, a-t-il expliqué au cours d'un dialogue Art-Lab avec des artistes internationaux sur les droits de l'homme organisé par l'UNESCO en partenariat avec le Théâtre national de Chaillot, à Paris. Pour lui, « la danse est une forme de soin ». En effet, « l'idée est de faire travailler le corps de gens traumatisés, de les amener à accepter de danser, d'être dans le rythme, de s'épuiser pour retrouver le sommeil, d'écouter le tam-tam et de retrouver leur culture ».

Il a alors créé l'association Ndam Se Na, qui signifie « dansons ensemble » en langue ngambai. Après avoir convaincu le bureau du HCR de N'Djaména du bien-fondé de son approche, il a organisé en 2006 trois mois de stage dans des camps de réfugiés centrafricains au sud du Tchad, posant le premier jalon d'une médiation culturelle qui s'est par la suite affinée et a fait les preuves de ses bienfaits pour retrouver son âme, guérir son corps, reprendre confiance. Dès le départ, le projet visait à offrir un exutoire aux danseurs, un loisir aux réfugiés non participants et un outil de sensibilisation.

La danse n'était pourtant pas une priorité pour l'équipe du HCR à Goré, en charge de la gestion de ces camps et préoccupée par l'urgence d'apporter des soins et des vivres aux réfugiés meurtris par la violence. Elle n'en était pas une non plus pour les réfugiés, qui se sont montrés méfiants et n'hésitaient pas à se déplacer dans le camp avec bâtons et couteaux. Mais, peu à peu, la magie a opéré : les armes ont été rangées, les barrières ethniques sont tombées, les messages sont passés, la confiance s'est établie, et les sourires ont de nouveau éclairé les visages. La joie de retrouver sa dignité était évidente. Taïgué avait réussi son pari.

A partir de cette expérience fondatrice, l'équipe d'AAD-fund a imaginé le programme Refugees on the Move, avec « l'idée de travailler sur la réappropriation de son propre corps en tant qu'individu, et sur l'interaction avec d'autres corps », afin de « permettre aux réfugiés d'imaginer de nouveau un vivre ensemble », comme l'explique Gervanne Leridon, cofondatrice d'AAD-fund. Chaque programme, qui dure trois mois, se termine par la présentation d'un spectacle de restitution, « une création chorégraphique à travers laquelle le réfugié quitte symboliquement son statut de réfugié », précise Jean-Michel Champault, délégué général artistique d'AAD-fund.


© Teddy Mazina

C'est encore au Tchad que le projet pilote a été lancé en 2011, dans les camps de Moula et Yaroungou, au sud du pays. AAD-fund a créé un système de relais entre artistes et Taïgué Ahmed a formé un autre chorégraphe, Boniface Watanga. Le Centrafricain est intervenu en 2013 dans le camp de Batalimo, à l'est de Bangui, où il a formé le chorégraphe Ciza Muhirwa, qui est à son tour intervenu dans le camp de Bwagiriza, au Burundi, en 2013 et 2014. AAD-fund, les artistes et le HCR ont adapté l'aspect pédagogique afin qu'il soit le plus en adéquation avec les réalités des camps et de leurs problématiques spécifiques, où les réfugiés doivent souvent rester plusieurs années avant de pouvoir regagner leur pays, ce qui provoque découragement, tensions et violences.

Refugees on the Move a ensuite pris la route du Burkina Faso en 2014 et 2015, avec le chorégraphe Salia Sanou, qui avait beaucoup entendu parler de ce projet par Taïgué Ahmed. Le Burkinabè s'était déjà investi auprès de populations vulnérables, et il avait mis en place le projet « je danse donc je suis » pour des jeunes de quartiers difficiles en échec scolaire dans son Centre de développement chorégraphique La Termitière, à Ouagadougou.

Ce qui l'a d'abord frappé dans le camp de Saag-Nioniogo, proche de la capitale, puis dans celui de Mentao, à la frontière nord avec le Mali, c'est « l'organisation quasi militaire du camp ». S'il convient qu'elle est nécessaire pour éviter tout débordement, Salia Sanou a voulu apporter cette part d'humanisme qui manquait « pour que les gens vivent avec l'espoir d'un avenir meilleur ». Il a créé trois ateliers pour ces réfugiés maliens : éveil artistique pour les enfants, danse et musique pour les adultes. Les espaces de discussion après les ateliers et les chants sont aussi l'occasion, dans tous les programmes ROM, de sensibiliser les réfugiés à la non-violence, au mariage précoce, à la prévention contre le VIH ou encore à l'hygiène.

« Aller dans ces endroits-là, c'est questionner l'état du monde et le comprendre différemment. Partir là-bas, c'est aussi créer ce désir d'horizon », nous dit Salia Sanou, qui partage son temps entre le CDC de Ouagadougou, où il accueille et forme des réfugiés souhaitant se professionnaliser, et Montpellier, dans le sud de la France, où il a fondé la compagnie Mouvements perpétuels en 2010. En 2016, sur commande d'AAD-fund et du Théâtre national de Chaillot, et en coproduction avec le Théâtre national de la danse, à Paris (France), il a créé Du Désir d'horizon, « inspiré des états de corps, des espaces et des ambiances ressentis au cours des ateliers de danse menés dans les camps de réfugiés du Burundi et du Burkina Faso ». Et il a également passé le relais à un autre chorégraphe : le Congolais Fabrice Don de Dieu Bwabulamutima.

Dans le camp de Molé (RDC), en 2016, Fabrice Don de Dieu a adapté les ateliers de ROM aux réfugiés centrafricains : une « classe majorette » pour les enfants, un atelier de danse moderne réservé aux filles, car il voulait « qu'elles travaillent entre elles et puissent discuter des questions de sexualité : en Centrafrique, les enfants se marient très tôt ». Avec sa compagnie Kongo Drama Company, il a aussi proposé un atelier mixte de hip hop, un atelier de théâtre et mouvement, une classe de danse traditionnelle « avec l'idée de travailler sur le mélange des cultures centrafricaine et congolaise et de mieux vivre avec les autochtones » et enfin un groupe de musique chorale, qui a permis aux participants d'écrire des chansons, dont une pour la paix.

Comme l'a constaté l'équipe locale du HCR, la participation des réfugiés était remarquable et concernait toutes les classes d'âge. A l'arrivée des artistes dans le camp de Molé, le taux de violence était de 76% : « à notre départ, les indicateurs étaient à 16% », dit Fabrice, qui n'hésite pas à qualifier l'engagement artistique de « sauveur de l'humanité ». Devant ce succès, le HCR et AAD-fund lui ont proposé d'intervenir dans un autre camp de RDC, celui d'Inke, où il a beaucoup travaillé sur la question de la cohabitation pacifique entre réfugiés et communautés locales, en 2018. Fier de ces résultats et encore ému de la joie et de l'espoir qu'il a pu insuffler, il a lancé le programme Mouvement positif pour repartir dans les camps, rappelant que le droit à la culture figure dans la Déclaration universelle des droits de l'homme.

La pandémie de Covid-19 a mis ces ambitions en suspens, de même que les nouvelles sessions de ROM lancées au Tchad en février 2020 par AAD-fund avec Taïgué Ahmed, dans le camp de Dar-es-Salam, près de Baga Sola, qui accueille des réfugiés de plusieurs pays fuyant Boko Haram. Pour autant, cette force fédératrice de la danse reste parfois ancrée dans les camps après le départ des artistes : ceux-ci forment en effet des formateurs parmi les réfugiés, afin qu'ils puissent maintenir l'activité. Taïgué Ahmed estime que ce projet a eu beaucoup d'impacts sur plusieurs camps de réfugiés : « en dansant, en jouant, en chantant, ces personnes marginalisées et catégorisées retrouvent leur âme, leur sourire, leur joie de vivre et même, pour certains, un sens nouveau à leur vie. »

Un article préparé par Laurence Rizet pour Art-Lab pour les droits de l'homme et le dialogue de l'UNESCO.

Pour plus d'information :

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Les « Entretiens d'Art-Lab » sont produits dans le cadre d'Art-Lab pour les Droits de l'Homme et le Dialogue, au programme des sciences sociales et humaines. Cette initiative de l'UNESCO vise à intégrer les arts et la culture dans les programmes humanitaires et de développement. Art-Lab a pour objectif de souligner le rôle crucial des artistes dans la défense des droits humains et culturels, et a coordonné l'analyse de documents multiformats répertoriant les politiques, les voix alternatives au discours culturel dominant, les pratiques éthiques et les chartes qui promeuvent les droits humains et l'inclusion des plus vulnérables à travers les arts.

Les recommandations issues de cette analyse ont été présentées le 10 Décembre 2020, à l'occasion de la commémoration de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme, adoptée par l'Assemblée générale des Nations Unies en 1948.

Dans le cadre de la « Décennie internationale du rapprochement des cultures » (2013-2022), Art-Lab contribue à l'effort international qui consiste à démontrer l'importance du dialogue interculturel dans le développement et la paix.

A travers un vaste programme de coordination, de recherche, de renforcement des capacités et de sensibilisation, Art-Lab souligne le rôle de l'UNESCO en tant qu'Agence cheffe de file pour la coopération interculturelle pour la paix.

Plus précisément, Art-Lab entend consolider un portfolio de pratiques éthiques ; produire des outils de formation destinés aux acteurs humanitaires et culturels ; sensibiliser les acteurs politiques ; former les opérateurs culturels et le personnel humanitaire ; développer sa Plateforme engagée dans la promotion des arts pour les droits et la dignité humaine (constituée de Chaire UNESCO, experts internationaux, artistes engagés et opérateurs du développement); et enfin, impliquer dans des initiatives artistiques près de 100 000 personnes qui vivent dans des contextes difficiles.


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